Qu’est-ce qu’une ale de gruit?

illustration : denis routhier | mots : patrick jodoin (avec traductrice : julie-anne proulx)

Ou : pourquoi a-t-elle disparu… jusqu’ici

 

Si vous demandez au commun des mortels de vous faire la liste des ingrédients généralement utilisés pour le brassage de la bière, il risque fort de vous dire que la bière est composée d’eau, de levure, d’orge maltée et, enfin, de houblon. Cette plante herbacée confère une variété de saveurs et d’arômes à la bière, en plus d’agir comme agent de conservation.

Heureusement, malgré leur simplicité, ces quatre ingrédients ont permis d’innombrables interprétations, de l’I.P.A. à la stout, en passant par de nombreux autres styles de bière.

Au cours des dernières années, toutefois, les brasseurs artisanaux ont redécouvert une tradition brassicole qui dévie de cette recette, en réduisant – ou même en omettant – la source de la saveur de nombreuses bières : le houblon.

Ces bières alternatives épicées s’appellent des ales de gruit.

Mais de quoi est exactement faite une ale de gruit? D’où provient son nom? Que s’est-il passé pendant toutes ces années pour qu’elle perde en popularité au profit de la bière au houblon?

Les origines du terme « gruit » sont obscures. Le mot prend toutefois racine dans le latin. En flamand, sa prononciation ressemble à celle de « grout » (coulis) en anglais… Oui, le truc que vous appliquez entre les tuiles de votre salle de bain! En allemand, le mot sonne plutôt comme « fruit ». On retrouve ce terme pour la première fois au 10e siècle aux Pays-Bas. C’est l’empereur Otto I qui a accordé aux agriculteurs le droit de faire le commerce du gruit. Si on lit entre les lignes, on pourrait plutôt dire qu’il a tenté de contrôler l’accès au gruit.

Le gruit est en fait un mélange d’herbes séchées utilisé pour aromatiser et préserver la bière au Moyen-Âge. Ces bières étaient alors brassées dans toutes sortes d’endroits : monastères, fermes, etc.

Le choix des herbes variait beaucoup, car il constituait souvent une recette secrète transmise d’un brasseur à un autre, et il était composé de différentes combinaisons d’herbes en fonction de la disponibilité et des préférences. Il variait également au fil du temps, d’un endroit à l’autre, et de saison en saison.  

Pourtant, il semble qu’on y retrouvait toujours le même ingrédient principal.

« L’hypothèse est – et nous en avons certaines preuves, bien que je n’aie vraiment jamais trouvé de source qui le prouve hors de tout doute – que le myrique baumier en était la composante principale », dit Richard W. Unger, professeur d’histoire médiévale à l’Université de la Colombie-Britannique et auteur de Beer in the Middle Ages and the Renaissance.

Le myrique baumier, aussi appelé « bois-sent-bon », est un arbuste qui pousse dans les milieux tourbeux. Il est aromatique lorsque séché, et contribue à conférer un arôme sucré, une légère amertume et un côté épicé à la bière.

« Il est assez difficile d’établir précisément la composition du gruit, ajoute M. Unger. Qu’ajoutaient-ils d’autre dans le mélange? De l’achillée millefeuille? Du romarin? De l’absinthe? Toutes ces plantes sont mentionnées. Malheureusement, il n’existe pas de livre qui énonce clairement la recette du gruit, puisque les gouvernements ne voulaient pas dire aux gens comment le faire. »

Au début du Moyen-Âge, la bière était fermentée très rapidement, ce qui fait qu’elle avait une plus faible teneur en alcool. Et comme elle était consommée peu de temps après le brassage, elle n’avait pas vraiment besoin d’être préservée.

Le volume était aussi beaucoup plus petit : « Au Moyen-Âge, aux 13e et 14e siècles, on ne brassait pas de grandes quantités de bière – 1 000 litres, c’était un grand lot », précise M. Unger.

Les nombreuses recettes non documentées pouvaient inclure n’importe quelle quantité de différents ingrédients utilisés comme aromatisants.

« Ce qui est intéressant à propos du gruit, c’est qu’il constitue une solution de rechange au houblon et qu’il reste un mystère en raison des secrets commerciaux et d’un manque de preuves écrites », dit le Dr Max Nelson, professeur agrégé en études grecques et romaines à l’Université de Windsor et auteur de The Barbarian’s Beverage : A History of Beer in Ancient Europe.

Nous savons que la bière de gruit n’était jamais aussi amère que celle brassée à partir de houblon, qui a fini par gagner en popularité. L’ale de gruit du Moyen-Âge était plus sucrée au goût, selon M. Unger.

Le houblon a probablement été d’abord introduit parce qu’on avait découvert qu’il permettait à la bière de se conserver plus longtemps. Au Moyen-Âge, en Europe, il n’y avait pas non plus de contrôle de la température sur l’équipement de brassage, de sorte que les brasseurs s’en tenaient au mois d’hiver.

« Les gens ont soif en juillet, précise M. Unger. Alors ils brassaient la bière en mars et la stockaient jusqu’à l’été. Le houblon permettait la conservation, et en juillet, on avait de la bière à vendre. »

Les avantages du houblon étaient évidents. C’est le meilleur agent de conservation : « On peut faire beaucoup de choses en six mois, poursuit M. Unger. Comme expédier la bière ailleurs, ou la conserver dans une cave. »

En dépit de ces avantages pratiques, les gens ont mis du temps à adopter les bières brassées avec du houblon au lieu du gruit. M. Unger croit que c’est tout simplement parce que la bière houblonnée avait un goût très différent. Il fallait du temps pour s’y habituer.

Pendant longtemps, l’éventail de goûts trouvés dans les bières de gruit en avait fait une boisson prisée.

« L’idée que le houblon a déclassé le gruit est vraie, poursuit M. Unger, mais cela a pris beaucoup de temps. »

 

Alors, comment pouvons-nous recréer la bière de gruit? Étant donné le peu de recettes provenant des brasseurs de l’époque, gardées secrètes au Moyen-Âge, l’information qui guide aujourd’hui le brassage des bières de gruit provient de dossiers fiscaux. Après tout, les gouvernements taxent la bière depuis plus de 5000 ans.

« Puisque les gouvernements exigeaient des impôts sur la bière, ils ont conservé un grand nombre de documents à ce sujet, précise M. Unger. C’est une des raisons pour lesquelles nous en savons autant sur le brassage : volume, caractère, types de grains utilisés. En effet, la plupart des recettes proviennent de dossiers fiscaux. »

« La bière est maintenant taxée avec précision. On peut en mesurer la teneur en alcool, la densité… il y a toutes sortes de façons de différencier les bières de nos jours afin de savoir comment les taxer – on n’avait aucun de ces paramètres au Moyen-Âge. Avant les années 1800, on ne pouvait pas déterminer la teneur en alcool autrement que par le goût. »

« Les méthodes d’imposition étaient beaucoup plus bancales que celles que nous utilisons aujourd’hui, poursuit-il. Comme les gouvernements voulaient obtenir leur part de l’argent gagné par la vente de bière, ils effectuaient diverses contorsions et imposaient toutes sortes de règlements… Ils voulaient empêcher les gens d’acheter leur gruit de qui que ce soit d’autre que le fisc. »

Un des exemples flagrants du contrôle de la bière par l’état est également largement considéré comme ce qui a planté le dernier clou dans le cercueil de la bière de gruit. En effet, en 1516, le Reinheitsgebot, ou Décret sur la pureté de la bière bavarois, déclarait que la bière devait être faite avec de l’orge, du houblon, de la levure et de l’eau. Les bières qui ont suivi constituent l’éventail des styles que nous buvons aujourd’hui.

« Voici un aspect intéressant de cette loi : même si on le connaît aujourd’hui sous le nom de Décret sur la pureté de la bière, il est probable que le Reinheitsgebot était plus une mesure fiscale qu’une mesure de la qualité de la bière », dit Steve Beauchesne, cofondateur de Beau’s Brewing Co. et fondateur de l’International Gruit Day.

« En effet, chaque gouvernement, monarchique ou autre, tenait des rapports d’impôt détaillés, ajoute M. Beauchesne. En outre, les gouvernements de l’époque taxaient les producteurs de gruit en fonction de la quantité de mélange d’herbes qu’ils achetaient et non pas en fonction de la quantité de bière produite. C’était un moyen complexe d’essayer d’évaluer la teneur en alcool de la bière. »

« Si vous n’ajoutiez pas suffisamment de mélange de gruit dans votre bière, vous risquiez une amende ou l’annulation de votre licence de brassage… À un moment donné, les gouvernements se sont rendu compte qu’il était préférable de taxer le produit final. »

Toutefois, dans certaines parties de l’Europe, les brasseurs devaient faire leur propre gruit s’ils voulaient produire de la bière. Le déclin du gruit a ainsi été un long processus malgré la mise en œuvre du Reinheitsgebot.

« Nous savons évidemment que le houblon l’a emporté », dit M. Nelson.

 

De nos jours, la réfrigération et la pasteurisation contribuent à prolonger la durée de conservation de la bière, ce qui fait que le houblon n’est plus aussi essentiel dans les recettes.

« Ainsi, il est logique de revenir à ce que les gens faisaient au Moyen-Âge et au-delà, avant que le houblon ne prédomine et que tout le reste soit oublié, poursuit M. Nelson. Nous pouvons revenir en arrière et nous demander, par exemple : Quelles sont les propriétés du myrique baumier? »

C’est cet esprit d’expérimentation combiné avec une fascination pour la gamme de possibilités proposée par les bières de gruit d’hier qui a encouragé les brasseurs artisanaux modernes à chercher des ingrédients originaux à incorporer dans leurs recettes. Aujourd’hui, les brasseurs du monde entier créent des bières de gruit avec des ingrédients comme la cardamome, la sauge, la baie de genièvre, la bruyère, la lavande, le cannabis et bien d’autres.

Original International Gruit Day poster by Jordan Bamforth

« L’une des choses intéressantes qui se passent actuellement, c’est que nous sommes dans une nouvelle ère d’expérimentation, explique M. Nelson. Quand on y pense, après l’arrivée du houblon, le changement significatif suivant a été la montée de la popularité des lagers au 19e siècle. À la fin du 20e siècle, nous avons vu un retour aux styles anciens… et aujourd’hui, il semble que la tendance soit de repousser les limites au maximum et de faire des expérimentations à nouveau. Je pense que les brasseurs ont le désir d’essayer toutes sortes de choses… nous vivons dans une époque passionnante. Les brasseurs ont la volonté d’expérimenter. »

« Les brasseurs artisanaux essaient maintenant de créer des bières aux goûts différents et variés, et c’est une très bonne chose, ajoute M. Unger. Et s’ils remontent au Moyen-Âge pour trouver une recette – ou de l’inspiration pour faire une bière autrement –, c’est merveilleux. »

« Quand vous buvez une ale de gruit, vous buvez un peu d’histoire, ajoute M. Beauchesne. Vous avez un aperçu de la bière que les gens buvaient il y a des milliers d’années. C’est un peu comme partager une bière avec votre arrière, arrière, arrière, arrière, arrière, arrière-grand-père, probablement brassée par votre arrière, arrière, arrière, arrière, arrière, arrière, arrière-grand-mère. »

L’équipe de Beau’s tient à remercier Richard Unger et le Dr Max Nelson de lui avoir permis de profiter de leurs connaissances extraordinaires sur les bières de gruit. Santé!

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