La Lug Tread de Beau’s : un récit oral, première partie – La bière parfaite
La Lug Tread de Beau’s : un récit oral, est un projet de blogue en trois parties qui retrace les premiers jours de la Lug Tread, la bière vedette de la microbrasserie indépendante Beau’s. Au moyen d’enregistrements audio, de coupures de presse et de documents originaux, nous racontons l’histoire – parfois tumultueuse, souvent hilarante, mais toujours divertissante – des créateurs de la première ale lagerisée, et de leur fameuse bière.
Aux débuts de Beau’s, au milieu des années 2000, le paysage du brassage artisanal indépendant au Canada était bien différent de ce qu’il est aujourd’hui.
Les propriétaires de bars et de restaurants hésitaient à mettre de la bière artisanale à leur menu, car elle se vendait moins bien. Les institutions bancaires étaient moins enclines à financer les brasseurs, puisque la bière artisanale n’avait pas encore fait ses preuves sur le marché. À l’époque, les amateurs de ce type de bière n’étaient pas légion.
Le tandem père fils – et une poignée d’amis, de membres de la famille et de complices – qui osa s’aventurer en terrain inconnu allait se frotter les mains… Nous savons maintenant où leur audace les a menés, mais comment cette histoire a-t-elle commencé?
Pour connaître les débuts de Beau’s et de sa bière vedette, la Lug Tread, nous avons réuni, le jeudi 31 mai 2018, des membres fondateurs autour de quelques bonnes bières.
Participants :
- Steve Beauchesne : cofondateur et chef de la direction
- Tim Beauchesne : cofondateur et président, père de Steve
- Matthew O’Hara : maître brasseur de Beau’s, créateur de la Lug Tread
- Jamie Kaufman : directeur des ventes mal embouché de Beau’s
- Phil Beauchesne : responsable de l’emballage de Beau’s, frère cadet de Steve
- Jen Beauchesne : directrice des communications, sœur aînée de Steve et Phil
- Jordan Bamforth : directeur de création de Beau’s, concepteur du tracteur
Mise en contexte : Au début des années 2000, Tim Beauchesne procède à la fermeture de son usine textile de l’est de l’Ontario. Il a déjà fait connaître sa décision à son fils Steve, qui travaille à Toronto comme planificateur financier pour le gouvernement provincial. Après quelques bières par un bel après-midi ensoleillé, Tim annonce à Steve qu’il rêve de changer la vocation de son bâtiment pour ouvrir, un jour, une brasserie artisanale. Une idée qui inspire Steve. Emballés, les deux commencent à élaborer un plan d’affaires.
« J’étais ravi de la réaction de Steve : il voulait spontanément se joindre à l’entreprise et il était même prêt à quitter son emploi », témoigne Tim. Steve allait donc quitter la grande métropole pour revenir dans sa petite ville natale, Vankleek Hill, à mi-chemin entre Ottawa et Montréal. Prochaines étapes : s’assurer le concours de quelques proches, et trouver un brasseur de la région. L’avenir leur réservait un prénommé Matthew O’Hara.
Lectures connexes : Ma philosophie de brasseur, avec Matthew O’Hara, maître brasseur de Beau
Première partie – La bière parfaite
Steve Beauchesne : Si ma mémoire est bonne, Matt tenait vraiment à créer une bière en particulier.
Tim Beauchesne : On a insisté sur certains points, comme brasser une bière comme aucune autre en Ontario, et puis Matthew a pris le relais.
Steve : On ne voulait pas lui dire : « La bière que tu dois créer doit être comme ci, comme ça »…
Tim : …parce que le pro, c’était lui.
Matthew O’Hara : Il y en a eu trois, et celle qu’on a retenue, c’est le prototype de la Lug Tread. Il y en avait une de style Kölsch, une Märzen, et une qui deviendrait la « Festivale », une altbier.
Steve : Je me souviens avoir eu un coup de cœur pour la Märzen, et c’est rapidement devenu un de nos principaux sujets de discordes. Sur quoi miserait-on en premier? La première version de la Lug Tread ou la Märzen?
Tim : N’oubliez pas que tout se faisait chez Matthew.
Steve : Sur sa cuisinière.
Jordan Bamforth : Matt, qu’est-ce qui t’a inspiré ces trois bières?
Matt : J’avais déjà brassé les trois styles à la maison, mais je n’avais jamais goûté à une Kölsch du commerce, alors je travaillais un peu à l’aveugle pour celle-là. Je me fiais entièrement au livre Kölsch : History, Brewing Techniques, Recipes d’Eric Warner, des publications Brewers, et j’ai trouvé – parce que je goûtais ce que je brassais à la maison – que ma recette respectait la description générale du style et du profil de saveur.
Tim : Tu as aussi deux versions de la Kölsch, une biologique et l’autre, non biologique.
Matt : Oui, j’ai mes vieux journaux de brassage ici, et on a effectivement produit différentes versions. À un moment donné, on s’est entendu sur le fait qu’on voulait que le style Kölsch l’emporte. C’est là qu’on s’est mis à tester différents lots, notamment en utilisant des malts certifiés biologiques.
Phil : On voulait se convaincre qu’on le faisait pour le bien de la bière.
Tim : Le goût était meilleur.
Phil : On a fait une dégustation à l’aveugle – ce n’était pas une étude scientifique, il y avait 17 personnes.
Steve : Je pense que c’était plutôt 70 personnes…
Phil : J’avais quand même le sept de bon. *rire général* Je dis « 17 » depuis à peu près 11 ans, je ne vais quand même pas changer maintenant.
Steve : Le plus drôle d’après moi, c’est qu’une seule personne n’a pas choisi la version biologique, et c’est Stephen Beaumont. Il a refusé de choisir. Il m’a dit, à la manière Stephen Beaumont : « Comment oses-tu me demander de goûter ces deux-là à l’aveugle! Elles sont totalement différentes! Je ne veux pas choisir. »
Jen Beauchesne : On a dû faire au moins trois versions, parce que quand je suis revenue de Calgary en 2006, il y avait un « K » et un « 3 » sur le bouchon. C’est celle sur laquelle papa et Steve disaient qu’on s’était entendus.
Tim : C’est celle-là.
Matt : Il y en a eu quatre, dont une était biologique.
Jordan : Alors, au moment de choisir, quels ont été les arguments qui ont permis à la version lagerisée de se démarquer?
Tim : De mon point de vue, c’était celle qui allait plaire à la plupart des gens. C’était une bière qui descendait bien, peu importe la saison.
Steve : Je me souviens de ce qui m’a fait dire : « D’accord, j’embarque. »
C’était l’argument voulant que la Lug Tread était plutôt une bière d’été. Ils m’ont promis
de lancer la Märzen trois mois plus tard, alors j’ai dit : « D’accord. Je ne dis plus rien. »
*rire général* (Nommée Night Märzen, la bière pour laquelle Steve militait sera finalement lancée quelques années plus tard, et non quelques mois.)
Tim : Je pense que notre plan d’affaires prévoyait vraiment trois bières.
Steve : En fait, on prévoyait quatre bières en une année, mais quand le premier lot de Lug Tread est arrivé, il est tout de suite devenu évident qu’on n’aurait pas le temps pour autre chose.
Phil, réfléchissant à voix haute : La Lug Tread. Dès la première gorgée, c’était la meilleure bière de ma vie. Et c’est encore ma bière préférée. Je n’en bois pratiquement aucune autre, sauf pour essayer. Je vais en prendre un verre, parfois même trois… j’adore la Lug Tread!
Steve : Pour ce qui est de choisir, en fait, on a seulement continué de discuter jusqu’à ce que l’un de nous capitule.
C’est l’un de ces cas classiques où tu te dis : « Je suis tellement content d’avoir cédé! » Parce que comme Phil, c’est devenu ma bière préférée. En fait, j’ai peut-être bu beaucoup plus de Lug Tread que de Märzen parce la Märzen est vendue seulement quelques mois par année…
Je me demande parfois si le parcours de la brasserie aurait été différent si on avait d’abord lancé la Märzen plutôt que la Lug Tread.
Jordan : Oh, absolument.
Steve poursuit : C’est drôle parce que dans mon esprit, je ne suis pas sûr si c’était une question d’être au bon moment, au bon endroit et avec UNE bonne bière, ou d’être au bon moment, au bon endroit et avec LA bonne bière. Je suis certain que la Lug Tread y a vraiment été pour quelque chose. J’ai toujours cette pensée, du genre qui te réveille au milieu de la nuit : « Et si je n’avais pas démordu de la Märzen? »
Phil : Ça y est, j’ai des idées noires.
Steve : De toute évidence, c’était la bonne bière, surtout pour percer un marché plutôt conservateur avec une bière artisanale.
Jamie : Le marché était tellement différent à cette époque.
Tim : C’est sans parler des étapes du plan d’affaires – c’était pas rien.
Steve : Quand on essaie de se rappeler comment était le marché de la bière à l’époque… c’était fou, hein? Il y avait 30 brasseries dans la province, et elles produisaient toute une pilsner.
Jordan : Des pilsners et des ales anglaises traditionnelles.
Steve : Il y avait peut-être une ou deux IPA.
Phil, s’adressant à l’intervieweur : Savez-vous que c’est nous qui avons inventé le terme lagered ale (ou ale lagerisée)?
Steve : Matt était inflexible. Il ne voulait pas qu’on l’appelle une Kölsch – par respect pour la convention Kölsch – et on était tous d’accord, mais ça posait un problème : comment allait-on l’appeler?
Matt : C’était un couteau à double tranchant, parce qu’on voyait un autre problème : on aurait pu la commercialiser comme une Kölsch, mais personne à l’époque ne savait ce que c’était.
Steve : Je ne sais pas qui a eu la brillante idée, mais quand on a pensé au terme « ale lagerisée », c’était l’éclair de génie. Avec cette expression, « lagerisée » interpellerait les amateurs de lagers, et « ale » interpellerait les amateurs d’ales.
Je me souviens que très rapidement, beaucoup de gens nous ont demandé si on allait enregistrer ce terme comme une marque de commerce ou le protéger par le droit d’auteur. À l’époque, je plaisantais en disant que si Molson ou Labatt utilisait un jour notre expression, j’aurais le sentiment d’avoir réussi sur toute la ligne. Puis, l’idée de les voir commercialiser la Lug Tread sous cette appellation… Eh bien, ce serait la meilleure chose qui pouvait nous arriver!
C’était comme un sceau d’approbation de tout ce que nous avions fait à nos débuts. Quand l’une des plus grandes entreprises du monde vous copie, c’est que vous faites probablement quelque chose de bien.
Ç’a été assez amusant de voir les entreprises nous copier, l’une après l’autre.
Tim : On a ouvert le bal!
Dans un prochain épisode de notre récit oral, ils nous raconteront leurs longues et laborieuses heures de travail, leurs maux de tête, leurs joies, et les premiers brassins réussis de la Lug Tread. Mais d’abord, nous discuterons de ce que c’était que de financer une entreprise en démarrage dans le milieu brassicole, un marché très différent de celui d’aujourd’hui, et des défis de vendre une nouvelle bière artisanale difficile à décrire en Ontario au milieu des années 2000.