MA PHILOSOPHIE DE BRASSEUR avec Matthew O’Hara, maître-brasseur de Beau’s
illustration : denis routhier | mots : patrick jodoin (avec traductrice : catherine laliberté)
Matthew O’Hara
Lorsque Matthew O’Hara a déménagé du sud-ouest de l’Ontario dans une nouvelle maison en pleine campagne dans l’est de l’Ontario en 2003, il avait mis de côté tout projet de travailler dans l’industrie de la bière artisanale – du moins dans l’avenir immédiat.
Ce qu’il ne réalisait pas, c’est que sa carrière de brasseur était loin d’être sur la glace. En fait, ses plus grandes réalisations restent encore à accomplir à ce jour.
Maintenant, bien sûr, nous connaissons O’Hara comme le maître-brasseur de Beau’s Brewing Co., une entreprise familiale qui appartient à ses employés située à Vankleek Hill, Ontario, mais sans un excellent synchronisme et un peu de hasard, les choses auraient pu tourner différemment.
LES MICROBRASSERIES DU QUÉBEC
Ayant atteint sa majorité au cours de la première génération des microbrasseries au Québec – avant la popularisation du terme « bière artisanale » au Canada –, O’Hara a découvert une panoplie de saveurs et de styles de bière (au-delà des marques nationales) à Montréal. Sa ville natale connaissait alors une grande expansion des microbrasseries, où le jeune O’Hara adorait aller se désaltérer. Il a rapidement été impressionné par les différents profils et saveurs de bière offerts aux amateurs québécois.
Sa découverte n’aurait pas pu mieux tomber. Il a fait son entrée dans l’âge adulte en goûtant aux bières St-Ambroise, Boréale, Belle Gueule et leurs semblables – des bières brassées tout près de chez lui – au moment même où il cherchait du travail après le collège.
Poussé par son intérêt croissant envers les microbrasseries, O’Hara s’est trouvé un emploi à la Brasserie McAuslan, une entreprise bien établie dans le quartier ouvrier de Saint-Henri. Au départ affecté à la chaîne d’embouteillage, il a eu la chance de gravir rapidement les échelons. Peu de temps après, il a commencé à faire de la mise en fûts, pour ensuite devenir l’assistant des brasseurs.
« À ce moment-là, j’étais déjà pas mal accro », raconte-t-il.
Son travail à McAuslan a piqué sa curiosité, mis son intelligence à l’épreuve et fait appel à sa jeune et dynamique énergie.
« J’avais trouvé un travail que j’aimais », mentionne O’Hara. « Il fallait être rapide côté brassage, mais il y avait aussi une bonne dose de réflexion derrière le processus. »
TORONTO
Il a décidé de se lancer. Le jeune brasseur a mis les voiles sur le sud de l’Ontario pour aboutir au pub de la brasserie Denison à Toronto. C’est là qu’il a trouvé le mentor qu’il cherchait.
En travaillant aux côtés du maître-brasseur de la Denison, Michael Hancock, un expatrié britannique ayant un penchant pour les bières de style allemand, O’Hara a beaucoup appris.
En fait, la Denison se spécialisait dans les bières de style allemand. Cette expérience a permis à O’Hara de s’ouvrir à des bières qu’il ne connaissait pas pour la plupart – des bières de styles munichois et bavarois. Par exemple, la bière la plus populaire de la Denison était la Helles, une pale lager traditionnelle.
Ensemble, ils ont brassé une dunkel (lager noire), une weizen signature (bière de blé) et une foule d’autres bières. Ils brassaient une bock durant l’hiver, et une märzen à l’automne.
« Je me suis habitué à brasser et à boire ces bières », explique-t-il. « J’ai développé une véritable passion pour cette tradition brassicole, c’est quelque chose qui s’est vraiment ancré en moi à ce moment-là. »
Après son passage à la Denison, il a continué de travailler dans le domaine. Avant de déménager dans l’est de l’Ontario, il a occupé pour la toute première fois le rôle de maître-brasseur à la Brasserie Black Oak Brewing d’Etobicoke, où il a eu la chance de superviser la production.
TIM ET STEVE BEAUCHESNE
(ET UN BRILLANT AVOCAT)
Lorsqu’il a déménagé dans l’est de l’Ontario, O’Hara n’avait pas l’intention de continuer de brasser de la bière de façon professionnelle. Il avait plutôt trouvé du travail dans le domaine de la foresterie.
À peu près au même moment, Tim Beauchesne, un homme d’affaires de la région, était dans une position précaire. Propriétaire d’une usine à Vankleek Hill dans laquelle il exploitait une entreprise de textile, il se voyait forcé de fermer boutique à la suite d’un transfert de la production à l’étranger.
Autour de quelques pintes à Toronto, alors que Tim annonçait à son fils Steve sa décision de fermer l’usine – selon la légende –, ils se sont tous deux mis à réfléchir. Ils ont alors décidé de transformer l’espace en brasserie artisanale. Aux dires de Steve, le lendemain matin, le père et le fils trouvaient toujours que l’idée de fonder une brasserie était bonne. Steve a donc quitté Toronto avec sa famille pour revenir dans sa ville natale, Vankleek Hill, et nous connaissons la suite.
Comme par hasard, David Shelly, l’avocat qui conseillait les Beauchesne dans leur nouvelle aventure, était aussi l’avocat d’O’Hara et l’aidait à ce moment même à trouver sa nouvelle maison dans l’est de l’Ontario. Shelly, un ami du père d’O’Hara, a organisé une rencontre entre O’Hara et les Beauchesne. C’est là qu’est née leur agréable dynamique de petite famille.
Matthew O’Hara, au centre, est entouré de Steve et Tim Beauchesne.
L’ALE LAGERISÉE LUG TREAD
Alors que les Beauchesne élaboraient leur plan d’affaires, O’Hara a d’abord été embauché comme conseiller technique. Il a commencé à travailler sur des prototypes chez lui, où il a entre autres créé une recette de bière de style Kölsch, sur laquelle la Lug Tread a été modelée.
Étant donné que la Lug Tread n’est pas brassée à Cologne, Allemagne, l’endroit d’où proviennent et où sont brassées les Kölsch, O’Hara et les Beauchesne ne voulaient pas utiliser le terme « Kölsch ».
(Des règles d’appellation s’appliquent au terme « Kölsch » et restreignent son usage aux pale ales brassées à Cologne, un peu comme les « champagnes » peuvent uniquement désigner des vins produits à partir de raisins cultivés dans la région de Champagne en France; ces traditions et ces restrictions géographiques sont protégées.)
Ils ont donc décidé de la désigner comme une « ale lagerisée », un terme inventé par Beau’s qui a émergé alors qu’O’Hara décrivait le processus de brassage. Cette bière est reconnue pour sa fermentation haute (comme une ale) et son vieillissement à froid durant une certaine période (comme une lager), ce qui a donné naissance au terme.
Pendant un certain temps, la Lug Tread a été la seule marque de la brasserie. Elle demeure à ce jour la bière emblématique de Beau’s.
« Cette bière est très près de mon cœur », confie O’Hara.
« Elle représente un défi dans un certain sens. Elle est assez délicate pour que les variations saisonnières dans l’eau ou dans notre processus de brassage aient des effets assez remarquables sur sa constance. Il faut beaucoup de soins et d’attention pour maintenir la constance et la qualité de cette bière. »
Il faut aussi mentionner les défis croissants, qu’O’Hara surmonte grâce à son don de grande sagesse. « Passer d’un système de 15 barils à un système de 60 barils n’a pas été si terrible, mais nous avons dû faire des modifications et certains ajustements ici et là. »
En 2016, Beau’s a installé six nouveaux fermenteurs d’une capacité de 360 barils – qui sont maintenant tous remplis de Lug Tread – pour suivre l’expansion de l’entreprise brassicole à l’échelle canadienne.
« Chaque bière a sa propre série de paramètres précis qu’il faut connaître », explique O’Hara. « La Lug Tread, qui représente 75 % de notre production, est une énorme préoccupation pour nous – mais nous voulons aussi que toutes nos autres bières soient reconnues. Il faut donner à toutes les bières ce qu’elles méritent. »
LA PHILOSOPHIE
La bière emblématique de Beau’s s’est accompagnée de nombreuses autres bières au cours des 11 années d’existence de Beau’s. C’est en partie pour cela que Beau’s est reconnue : sa grande variété de styles et ses bières uniques en leur genre.
Chaque année lors du « févriBROUE », la brasserie propose une bière différente chaque semaine du mois. La série Wild Oats, une série « consacrée à l’exploration de saveurs audacieuses […] qui propose de nouvelles interprétations des styles classiques ou émergents combinées à de nouvelles techniques hybrides ou techniques de brassage », vient de marquer son 80e dévoilement. Pour leur part, la série Gruit (dans laquelle les herbes, les épices et d’autres végétaux remplacent le caractère dominant du houblon) et la série Farm Table (des bières qui se laissent boire, inspirées par la tradition et brassées dans les règles d’un style classique) dévoilent régulièrement de nouvelles bières. La brasserie vient tout juste de clore sa série Ottawa 2017, qui mettait en vedette une bière collaborative différente durant chaque mois de l’année.
Et c’est là que repose toute la philosophie d’O’Hara en tant que brasseur : donner à chaque bière que son équipe et lui brassent le respect qu’elle mérite.
« Toute bonne histoire a un début, un milieu et une fin », explique-t-il. « Une bière doit intégrer plusieurs éléments – avoir une certaine complexité. »
« Il faut éviter de produire et de vendre une bière pour laquelle on a dû faire des compromis. C’est un peu une évidence, mais ce qui caractérise une bière bonne à boire, c’est un sens de l’équilibre où on atteint une certaine harmonie. »
O’Hara voit également chaque collaboration comme une occasion d’apprentissage.
« Je me trouve chanceux et choyé de connaître autant de gens dans l’industrie, après avoir fait ce métier pendant toutes ces années. J’ai beaucoup de ressources différentes à ma portée », mentionne-t-il. « Lorsque nous nous rassemblons entre brasseurs, nous parlons avec passion de ce que nous faisons et des problèmes que nous avons rencontrés dans le passé. C’est une excellente façon d’apprendre des autres. »