La levure de bière : l’employée qui travaille 24 heures par jour
Rédaction : Patrick Jodoin | Illustrations : Denis Routhier | Traduction : Labo Dactylo
Quand je vais boire quelques bières avec mes amis et que la bière que nous buvons devient le sujet de conversation, ces discussions tournent souvent autour du houblon. Et c’est tout naturel : les houblons sont en grande partie responsables de la saveur et de l’arôme du style de bière.
Mais nous ne parlons presque jamais de levure.
Pourquoi donc? Serait-ce en raison d’un manque de connaissances générales sur le rôle de la levure dans la création de la bière? Un manque de conscience quant au rôle majeur que joue la levure dans le goût de la bière?
Pour répondre à ces questions, je me suis adressé à la personne vers qui je me tourne toujours quand j’ai besoin d’informations approfondies sur la bière, mon collègue de Beau’s et notre maître-brasseur, Matthew O’Hara.
« Il est important de souligner l’importance cruciale du rôle que joue la levure dans la création de la bière, mentionne Matthew O’Hara. Je considère la levure comme étant l’élément vital d’une brasserie. Sans levure, vous n’auriez pas de fermentation, et sans fermentation, vous n’auriez pas de bière. »
Peu de temps après nous être assis pour parler de levure, Matthew O’Hara et moi, Alex McKinnon, vient nous rejoindre. Il est responsable du laboratoire d’assurance qualité et de contrôle de la qualité de Beau’s et a étudié la levure dans le cadre de sa maîtrise en biotechnologie du vin à l’Université de Stellenbosch, en Afrique du Sud.
Après avoir discuté avec messieurs O’Hara et McKinnon, je passe un coup de fil à Angus Ross, cofondateur d’Escarpment Laboratories à Guelph, en Ontario, qui produit assez de levure chaque semaine pour fabriquer environ 300 à 400 hectolitres (entre 50 000 et 70 000 pintes canadiennes) de bière.
J’ai décomposé ces conversations en quelques sous-catégories, que vous trouverez ci-dessous. Lisez la suite pour en savoir plus sur la levure, l’employée la plus vaillante de toute brasserie.
Qu’est-ce que la levure?
La levure est un mycète, une espèce qui s’apparente étroitement aux champignons. Il s’agit d’un organisme eucaryote unicellulaire. Les humains sont également constitués de cellules eucaryotes, mais de milliers de milliers d’entre elles. C’est pourquoi la levure sert souvent d’organisme modèle dans les recherches qui nécessitent une copie de la constitution génétique humaine, comme la recherche sur le cancer par exemple, en remplacement des cellules des humains, des porcs, des souris ou des plantes, pour modéliser le fonctionnement des humains, la majorité des études sur la levure portant sur la recherche génétique.
« C’est le premier organisme domestiqué, déclare Alex McKinnon. On le trouve partout dans l’environnement. Parce qu’il mange du sucre, on le trouve partout où il peut y avoir présence de sucre : dans les fleurs, dans les fruits, et même dans l’orge. Au fil des années, nous avons sélectionné des levures tolérantes à l’alcool, parfaites pour le brassage, puisqu’elles sont faciles à travailler et permettent de créer des niveaux d’éthanol plus élevés. »
« Vous pouvez comparer la levure aux animaux domestiques, explique Angus Ross. Nous avons été capables de manipuler cette créature pour en faire une chose qui nous est utile. »
En ce qui a trait au processus de brassage, que fait la levure?
Lorsqu’on la décompose en substances élémentaires, la levure de bière crée de l’alcool éthylique en transformant les sucres en dioxyde de carbone gazeux. La levure est ajoutée au moût (malt liquide non fermenté, houblon et eau) pour créer la bière.
La fermentation est « l’élément qui sème le trouble », comme le dit Matthew O’Hara.
« Je comparerais la levure à l’employé le plus travaillant d’une brasserie, illustre-t-il. C’est de là que vient la magie : de la capacité de la levure à métaboliser les sucres que nous avons créés et à produire cet incroyable éventail de saveurs et d’arômes, puis à créer du CO2 et de l’éthanol. »
« C’est l’employée qui travaille 24 heures sur 24 », renchérit Angus Ross.
Nous savons que la levure crée de l’alcool, mais dites-nous en plus sur la saveur : de quelle façon exactement la levure influence-t-elle la saveur de la bière?
C’est sur ce plan que, selon Matthew O’Hara, la levure ne reçoit pas tout le mérite qui lui revient. La levure donne du caractère et de la complexité à la bière. En outre, différentes souches confèrent des caractéristiques différentes. Dans le domaine de la brasserie, la levure sélectionnée est l’un des éléments clés de la plupart des différents styles de bières. Une saison, par exemple, ne peut être créée sans une levure de saison. C’est l’élément déterminant de ce style de bière.
« Ceux qui œuvrent dans le monde de la bière ont réussi à créer différentes variétés de levures qui conviennent parfaitement à la fabrication de différents types de bière, raconte Angus Ross. Il y a des levures d’origine belge qui produisent diverses saveurs distinctives, des levures de lager qui fermentent d’une certaine manière, et des levures d’autres régions du monde qui produiront des cinétiques de fermentation, des arômes et des saveurs qui définissent certains styles de bière.
Voici quelques souches de levure communes ainsi que les saveurs auxquelles elles sont communément rattachées :
- Levures belges : Les souches belges de levure sont connues pour doter la bière de caractéristiques complexes d’épices et de poivre.
- Levure de bière anglaise : La levure de bière anglaise est connue pour produire des esters fruités dans la bière.
- Levure de bière américaine : La levure de bière américaine se range généralement derrière les malts et les houblons, leur permettant ainsi de définir toute la saveur.
- Weizen : Weizen est une variété allemande connue pour sa saveur de banane et de clou de girofle.
Consultez la collection de souches d’Escarpment Laboratories pour découvrir une impressionnante liste des souches de levure et les caractéristiques de chacune!
« La classification des levures est en grande partie basée sur une liste de sources de carbone, comme le glucose fructose ou la ribulose, et sur la capacité de la levure à consommer ces sources de carbone ou non et à prospérer ou non à partir d’une source unique, dit Alex McKinnon. La levure belge et la levure de bière anglaise sont techniquement toutes deux de la saccharomyces cerevisiae, mais tout bon brasseur vous dira que les composés aromatiques qu’elles rejettent sont radicalement différents. »
À titre d’explication supplémentaire, Matthew O’Hara propose ce qui suit : si nous prenions le même moût que nous utilisons pour la fermentation de la Lug-Tread, mais qu’au lieu d’utiliser une levure de bière allemande, nous décidions d’utiliser une levure Hefeweizen, nous obtiendrions une bière totalement différente qui aurait le goût et l’odeur de la banane, de la gomme balloune et du clou de girofle. Mais la bière serait autrement en tous points identique : même malt, même houblon. »
En outre : « De nouvelles recherches montrent qu’il existe des interactions entre certaines souches de levures et différents composés aromatiques du houblon, indique Angus Ross. La façon dont vous houblonnez votre bière peut parfois influencer l’action de la levure, ce qui en soi est fascinant. »
Depuis combien de temps étudions-nous la levure?
L’étude de la levure dans un contexte brassicole est une science relativement nouvelle. « Nous savons depuis peu que la levure est présente dans les boissons alcoolisées, raconte Alex McKinnon, si l’on compare avec l’utilisation de la levure à des fins de fermentation, qui elle est connue depuis plus de 2000 ans. »
C’est le Dr Emil Christian Hansen, un employé de Carlsberg Laboratories à Copenhague, au Danemark, qui a été le premier à purifier la levure en 1883. Cette découverte a mis fin à la contamination de la bière par des bactéries indésirables, aussi appelée la « maladie de la bière », en raison de l’imprévisibilité du brassage.
Le Dr Hansen a été le premier à postuler que c’étaient en fait des micro-organismes qui faisaient fermenter le vin et la bière. Avant le travail du Dr Hansen à Carlsberg, les brasseurs ignoraient que la levure était un organisme qu’ils devaient garder en vie.
Inutile de dire qu’aujourd’hui, on accorde énormément d’amour et d’attention à la levure : « Nous, les brasseurs, devons offrir à la levure un environnement optimal pour assurer sa santé et son intégrité, dit Matthew O’Hara. Pour ce faire, il faut porter une attention particulière à la propreté et favoriser un environnement riche en nutriments qui permet aux levures de produire leur effet. »
« Certaines des souches de levure qui entrent dans la fabrication de notre bière sont cultivées depuis des centaines d’années, avance Alex McKinnon. Il a fallu que les gens prennent soin de ces levures et les conservent de génération en génération pour que nous puissions en faire usage. »
Aujourd’hui, les souches de lager peuvent endurer des températures plus fraîches en raison des pratiques de brassage allemandes (du Moyen-Âge aux années 1800). À cette époque, le brassage n’avait lieu que pendant les mois les plus froids pour éviter les risques de contamination pendant l’été; ensuite, la garde basse (vieillissement à froid) se déroulait sous terre, dans des caves à bière.
Si la dernière levure de bière allemande disparaît, par exemple, elle s’éteint, poursuit-il. C’est vraiment génial de penser que nous utilisons une substance que les gens utilisent depuis des milliers d’années et qu’ils gardent en vie. »
Alex McKinnon : « Si vous voulez faire passer votre brassage maison d’un résultat médiocre à la source de votre fierté, ne vous contentez pas du paquet de levure. Cherchez d’autres souches de levure et essayez-les. Elles ont une incidence très importante. Vous découvrirez des variétés qui fonctionnent bien pour vous, compatibles avec les styles de bière que vous aimez faire, et vous en trouverez qui ne fonctionnent pas du tout. Et la levure liquide, si vous parvenez à en dénicher, est probablement meilleure que la levure lyophilisée. »
Résumé
La prochaine fois que je me retrouve assis à la table de cuisine, entouré d’amis, et que la conversation gravite autour de la bière — comme c’est souvent le cas — je serai mieux outillé pour disserter de la science de la bière grâce à ces conversations instructives et passionnantes avec Matthew, Alex et Angus. Je pourrai m’avancer sur des sujets comme la fermentation et les saveurs et arômes de la levure, et tout ce qui se trouve entre les deux. Après tout, l’employée qui travaille 24 heures sur 24 mérite un peu de reconnaissance.